La voie

La mise en place d'un bushidô moderne

Le bushidô naît donc à la fin de l'époque médiévale. Il enseigne au guerrier de manière rude la valeur suprême, la victoire sur le champ de bataille, et ne se préoccupe plus guère de loyauté ou d'honnêteté vis-à-vis de son adversaire. Pourtant, on ne peut pas dire non plus que ces notions se développent au cours de la période d'Edo à partir du XVIIe siècle. Un bushidô sauvage était sans doute nécessaire à l'époque des seigneurs de la guerre au XVIe siècle quand les batailles étaient fréquentes. Or, avec la mise en place d'une société pacifiée sous les Tokugawa, beaucoup d'organisations vassaliques de samouraïs n'ont guère d'autre choix que de se métamorphoser : de groupes de combattants professionnels, elles se muent en structures bureaucratiques de contrôle politique. Dans une pareille société, un bushidô sauvage qui apprend à dégainer le sabre lorsqu'on est insulté serait inapproprié. D'ailleurs, ce qui se diffuse à cette époque, c'est le shidô, c'est-à-dire la Voie du lettré. Les deux mots bushidô et shidô se ressemblent et seront plus tard souvent confondus. Le shidô, c'est la Voie de celui qui place au centre la notion de shi (gentleman, lettré), qu'il faut entendre comme l'administrateur lettré au fait des enseignements du confucianisme. La notion de shi est, à l'origine, opposée à celle de bushi au sens de spécialiste du combat. On peut voir un exemple de cette Voie du lettré dans Okina mondô (Questions et réponses d'un vieillard) (vers 1640 ou 1641) de Nakae Tôjû (1608-1648), texte qui encourage l'étude des classiques confucéens, vante le lettré qui se comporte avec beaucoup de retenue et cherche à devenir un exemple pour le peuple, se moque de cette pensée brutale et rétrograde du siècle passé qu'on désigne sous le nom de bushidô.

Pourtant, ces mentalités de guerriers spécialistes des combats, forgées à travers des siècles de batailles et de guerres, n'ont pas disparu malgré le rétablissement de la paix. Même si le gouvernement shôgunal des Tokugawa encourageait l'étude du confucianisme, le sentiment nostalgique des guerriers de l'époque précédente subsistait parmi les samouraïs. Cette tendance se trouve chez un Yamaga Sokô (1622-1685), qui introduit dans la Voie du lettré quelques éléments propres au bushidô, comme le renoncement de soi ou certaines formes d'abstinence.

Une autre œuvre fortement influencée par l'héritage du bushidô est le Hagakure [32][32] Ce texte a souvent été traduit et publié en Occident,... (rédigé entre 1710 et 1719) de Yamamoto Tsunetomo (1659-1719). Il s'agit d'une œuvre qui décrit la passion amoureuse éprouvée pour son suzerain par Yamamoto Tsunetomo, un guerrier qui vécut à une époque où il était impossible de participer au moindre combat. Il décrit aussi son sens extrême de la loyauté, son attirance pour la mort, le tout de manière conceptuelle, avec des mots parfois exagérés, parfois subtils. Or cette œuvre n'eut pratiquement aucun lecteur en son temps. La première fois que cet ouvrage fut lu par des personnes qui n'étaient pas des vassaux du fief de Saga, c'est en 1906, lorsque Nakamura Ikuichi publia à ses frais une reproduction du texte [33][33] KOIKE Yoshiaki, Hagakure - Bushi to hokô (Le Hagakure.... Par la suite, l'ouvrage devint célèbre, notamment avec la mode du bushidô, au point de devenir un ouvrage qui en représente l'esprit. Mais il n'est pas possible de considérer cet ouvrage isolé comme représentatif de la pensée guerrière à l'époque d'Edo.

N'empêche que, si le Hagakure est un ouvrage isolé, on voit bien qu'il existait à l'époque d'Edo, sous un régime qui idéalisait le fonctionnaire lettré confucéen, un mécontentement latent parmi les samouraïs contre le fait que cette idéalisation leur faisait perdre une part de leur substance. Il faut en effet remarquer que le guerrier (homme de guerre) a toujours, et quelle que soit l'époque, été considéré au Japon comme un antonyme de lettré (homme de lettres). Or si, durant le Moyen  ge, les lettres deviennent l'apanage culturel des aristocrates de la cour impériale, à l'époque d'Edo elles sont celui des lettrés confucéens. Si les lettres sont le signe des enseignements du confucianisme, c'est-à-dire de la culture chinoise, le métier des armes incarne alors des valeurs proprement japonaises. Cette manière de penser devient prédominante au XIXe siècle quand le Japon est confronté aux puissances occidentales. De ce point de vue, la guerre de l'Opium (1840-1842) fut un traumatisme pour le Japon. La nouvelle selon laquelle, pour la première fois dans l'histoire, la Chine, si respectée par les Japonais, avait cédé aux envahisseurs anglais, fit le tour du pays. Non seulement le prestige de la Chine, patrie du confucianisme, était touché, mais le nationalisme au Japon prit son essor avec le sentiment d'urgence né de la crise, et des voix se firent alors entendre en faveur de la nécessité de valoriser de nouveau le métier des armes. Le renouveau du bushidô fut ainsi lié au nationalisme. On voit un exemple typique de ce genre d'évolution des mentalités dans le Shôburon (nouveau traité sur les armes), écrit sans doute vers 1844 par Nakamura Chûsô (1778-1851) [34][34] KUROKAWA Mamichi, Nihon kyôiku bunko, Tôkyô, Dôbunkan,.... Il s'agit d'un court essai qui prône la nécessité du métier des armes. Dans l'introduction, on peut lire : « La Chine est le pays des lettres, le Japon est le pays des armes. » L'auteur explique qu'« Au Japon, pays des armes, s'est naturellement constitué le bushidô sans rapport aucun avec le confucianisme ou le bouddhisme, et il s'est imposé de par le pays. » Il s'agit là d'un ouvrage tout à fait exemplaire du mouvement de renouveau du bushidô à la fin de l'époque d'Edo. Un peu plus tard, Yoshida Shôin (1830-1859) est l'un de ces penseurs célèbres qui remettent à l'honneur le code des guerriers. Dans Bukyô zensho kôroku (1856), dans lequel il commente le Bukyô zensho (Traité enseignant le métier des armes) de Yamaga Sokô, l'auteur intervertit très souvent shidô, la Voie du lettré et bushidô, la Voie du guerrier [35][35] YOSHIDA Shôin, Yoshida Shôin zenshû (Œuvres complètes.... Le terme de bushidô devient très fréquent et est utilisé dans un sens positif par les penseurs du mouvement xénophobe des années 1853-1867, favorables à la restauration impériale. Aussi, le mot même de bushidô prend une coloration nationaliste qu'il n'avait évidemment pas à la fin du Moyen Âge.

Par la suite, après la restauration Meiji de 1868 et jusque vers 1880 dans un contexte marqué par l'introduction rapide de la civilisation occidentale, le terme de bushidô est assez peu usité. Mais dès la fin des années 1880, le mot fait de nouveau florès. Le premier exemple, c'est certainement Bushidô, essai rédigé en 1887 à partir de conférences par Yamaoka Tesshû (1836-1888) [36][36] L'ouvrage Bushidô de YAMAOKA Tesshû fut publié sous.... Yamaoka met en avant le déclin de la tradition culturelle japonaise avec l'introduction de la civilisation occidentale et prêche en faveur de la préservation des traditions du Japon ancien. Il place le bushidô au centre des traditions qu'il faut maintenir. On peut rattacher cet ouvrage à cette filiation d'essais sur la Voie du guerrier du début du XIXe siècle, mais il faut aussi prendre en compte le fait que, pour beaucoup d'intellectuels des années 1880 issus de l'ancienne classe des samouraïs, la modernisation ne pouvait se comprendre sans un sentiment de perte lié à la destruction du groupe des guerriers. Du fait de ce sentiment de perte, le bushidô représentait symboliquement les valeurs traditionnelles d'un pays qui les avait perdues lors de la modernisation.

Dans le cas de Yamaoka, le confucianisme ou le bouddhisme constituaient aussi des traditions culturelles japonaises qu'il fallait défendre. L'ensemble de ces valeurs à défendre face à l'Occident constitue évidemment un élément qu'on ne retrouve pas dans les discours sur la Voie du guerrier de la fin de l'époque d'Edo. Au contraire, en ce temps-là, pour résister à la pression culturelle occidentale, on insistait sur la Voie du guerrier en tant que tradition japonaise comme alternative au confucianisme qui avait perdu de son prestige. Chez Yamaoka, les sciences, le matérialisme, l'individualisme sont critiqués comme éléments de la culture occidentale mettant en péril la tradition japonaise. Il ressent un sentiment d'urgence : la magnifique tradition japonaise n'est-elle pas menacée par la civilisation occidentale ? Et ce sentiment d'urgence est partagé par nombre de ses contemporains.

Par la suite, après la victoire japonaise sur la Chine en 1895, on cherche à expliquer les causes de la puissance militaire japonaise par la tradition du bushidô. On change de paradigme : ce n'est plus le sentiment de crise ou de perte qui est en jeu, mais au contraire, on s'enorgueillit de la tradition du bushidô à l'origine des succès militaires du pays [37][37] Sur la vogue des essais sur le bushidô à la suite de.... Le contenu de ces essais sur le bushidô est à plusieurs facettes : les auteurs reprennent l'héritage d'un bushidô de la fin du Moyen  ge qui enseignait l'abnégation ou le dépassement de soi, mais ils ignorent tout ce qui relève des hésitations morales du guerrier sur les moyens de la victoire et n'insistent que sur l'idéalisation du samouraï à travers l'héroïsme et une loyauté à toute épreuve. Ce code d'honneur doit relever d'une tradition japonaise. « Dans le Japon d'autrefois existait le bushidô. » Telle est l'affirmation sans fondement historique qui se répand à la fin du XIXe siècle et qui forge une partie de ces nouvelles mentalités nationales.

Nitobe Inazô (1862-1933) est l'un de ceux qui déclenchèrent la nouvelle mode du bushidô, avec son Bushidô, Soul of Japan. Cet ouvrage est publié aux États-Unis en 1900 et une édition en langue anglaise est disponible l'année suivante au Japon. Mais il faut attendre 1908 pour voir paraître une édition japonaise. Nitobe Inazô est un chrétien de tendance quaker versé dans la culture occidentale, et son livre n'est pas une manifestation de nationalisme. Il s'agit plutôt de montrer que le bushidô n'est pas fondamentalement très différent des codes de chevalerie d'Occident. Nitobe conçoit le bushidô comme une morale prête à être utilisée telle quelle si on l'importe dans la société d'aujourd'hui, très différente donc du bushidô médiéval. C'est lui qui, avec ce livre, fait du bushidô une morale parfaite.

Mais il faut prêter attention aux conditions de production de cet essai. Nitobe le rédige alors qu'il se trouve dans un lieu de repos à Monterey aux États-Unis où il réside pour des soins. Il semble qu'après avoir médité selon les règles des pratiques quakers, il ait dicté d'un coup le contenu du livre sans s'astreindre à de longues recherches [38][38] ÔTA Aito, « Bushidô » wo yomu (Lire « le Bushidô »),.... Et Nitobe n'avait pas la moindre connaissance de l'histoire du concept de bushidô. Il utilise un mot mais, en fait, il s'en forge lui-même sa propre conception et c'est seulement trente ans après avoir publié le livre qu'il se rendit compte que le mot de bushidô apparaissait dans des livres anciens [39][39] NITOBE Inazô, Œuvres complètes, t. 6, Bushidô to Shônindô.... Peu familier avec l'histoire du Japon médiéval, il n'avait pas d'ambition historique. Il se fondait sur sa propre expérience individuelle et sur sa sensibilité particulière pour disserter sur la culture japonaise comparée à la culture occidentale. Le bushidô qu'il décrit est donc une pure création sans aucun fondement historique [40][40] Sur le fait que NITOBE Inazô ne connaissait guère l'histoire.... Mais ce livre, écrit dans un anglais courant, fut considérablement apprécié en Occident et c'est parce qu'il avait connu un grand succès à l'étranger qu'il fut réimporté au Japon. Il s'agissait d'un discours différent de celui que les nationalistes tenaient sur le bushidô, mais d'une certaine manière il rejoignait les discours nationalistes car il contribuait à en accroître le prestige et participait à la mode ambiante sur le renouveau de la Voie du guerrier. Par la suite, après la défaite du Japon à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, les théories nationalistes sur le bushidô furent dénoncées, mais pas l'ouvrage de Nitobe qui échappa au désaveu au point même qu'il devint, au Japon même, le meilleur représentant des essais sur le bushidô. À l'étranger, ce livre est toujours considéré comme le premier essai consacré par un Japonais au bushidô et il est toujours cité en introduction à la culture japonaise. Pourtant, même s'il peut à la rigueur être considéré comme typique d'un certain genre d'essais consacré à la culture japonaise, il n'offre aucune connaissance sérieuse sur l'histoire des guerriers et sur celle du bushidô.

Nous avons ouvert cette contribution par une description des guerriers telle que nous la rapporte Le Dit des Heiké et nous l'achevons sur les nouvelles conceptions du bushidô telles qu'elles apparaissent à l'extrême fin du XIXe siècle. Établi au début du XIIIe siècle, Le Dit des Heiké comporte bien des passages où les guerriers sont décrits avec complaisance, mais on trouve aussi d'autres passages où les guerriers et les combats qui les mettent aux prises sont décrits de manière critique, du point de vue de l'aristocratie de cour. L'ouvrage met en lumière aussi bien les codes de conduite particuliers aux samouraïs que leur conscience du mérite et de l'honneur. Il ne s'agit pas encore, en ce temps-là, d'une morale systématique mais plutôt d'habitudes qui sont celles des spécialistes de la guerre. Par la suite, se mettent en place, peu à peu, des valeurs différentes et indépendantes de celles de l'aristocratie qui se figent en une morale particulière qu'on peut appeler le bushidô à la fin du XVIe siècle. Mais ceci reste bien distinct de ce que l'on entend par bushidô à l'époque moderne. Il s'agit d'enseignements assez grossiers destinés avant tout à rester maître du combat sur le champ de bataille. Ce n'est qu'avec la modernisation du pays au XIXe siècle que le bushidô renaît avec un sens différent. Construit à l'origine en opposition à la culture aristocratique, il exprime jusque vers le milieu du XIXe siècle une forme de nationalisme hostile au confucianisme, puis dans la seconde moitié du XIXe siècle l'expression devient à la mode pour symboliser une tradition japonaise en opposition à l'occidentalisation. Enfin, Nitobe Inazô fait du bushidô une morale parfaite et a-historique.

Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui idéalisent les guerriers du Moyen  ge leur faisant incarner une morale telle que la définit Nitobe Inazô, et qui pensent que les samouraïs tels qu'ils apparaissent dans Le Dit des Heiké devaient être ainsi. Mais ces représentations des guerriers japonais d'autrefois reposent sur une tradition fictive inventée de toutes pièces au XIXe siècle.


Traduit du japonais par Pierre-François Souyri

Les Samuraï

Guerriers du Japon ancien. En vieux japonais, les hommes d'armes étaient appelés mononofu. Après la réorganisation du pouvoir impérial sur les modèles continentaux, apparaît, au plus tard au viiie siècle, le mot bushi, d'origine chinoise, pour désigner les fonctionnaires militaires. À partir de cette époque, des groupes de bushi se forment partout au Japon, rassemblant soit des fonctionnaires qui se sont fixés dans les provinces, soit leurs descendants, soit des notables locaux armés. Parallèlement, les gardes de la cour impériale et de la haute noblesse ont été désignés sous le vocable de saburai ou samurai, du mot verbal saburō, « rester auprès de » ou « être au service de ». L'idée de subordination au seigneur était donc à l'origine plus forte dans l'emploi du mot samurai que dans celui de bushi. Quand les grandes guerres civiles ont commencé, à partir du ixe siècle, les commandants des armées belligérantes ainsi que les gardes des empereurs étaient des bushi. Et lorsque le shōgun prend le pouvoir, à la fin du xiie siècle, on le qualifie de buke : la maison militaire, la famille militaire. C'est ainsi que naît le gouvernement des buke, de la noblesse militaire. Sous Muromachi, les détenteurs de fiefs sont appelés daimyō, indépendamment de leurs fonctions ou de leurs titres de noblesse. Enfin, lorsque les Tokugawa prennent le pouvoir, au xviie siècle, ils organisent une société de noblesse militaire très policée. La distinction est déjà rigoureusement faite entre les sujets autorisés à porter les deux sabres, l'un court, l'autre long, et ceux qui n'y sont pas autorisés : les premiers sont bushi, titulaires d'un titre de noblesse, si modeste soit-il ; ceux qui étaient seulement habilités à porter le sabre court étaient à la limite de l'état de bushi. En revanche, ceux qui appartenaient à la haute noblesse, les daimyō notamment, étaient devenus les buke. Dans le langage populaire, le mot samurai s'appliquait sans distinction à tous ceux qui portaient le sabre.

Écrit par :

  • Paul AKAMATSU : directeur de recherche au C.N.R.S.

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